jeudi 17 septembre 2015

Infinite Jest: WTF is DFW?


J'ai récemment (enfin) relu (et fini) Infinite Jest, livre que j'avais abandonné à la moitié. Il fait partie de ma liste "très gros livres américains postmodernes", classement très scientifique donc, et restait comme un bouton pas percé qui me démangeait. J'ai longtemps tourné autour de l'idée d'écrire quelque chose dessus: c'est tellement énorme, enchevêtré, mindfucking que je me suis désistée en pensant que je n'arriverais jamais vraiment à en parler.  Et puis je suis tombée sur ce truc qui prouvait qu'on pouvait écrire de la merde et s'en foutre. 

Résumer le livre ne servirait à rien (et puis c'est l'essentiel de l'article susmentionné) puisqu'il ne se passe pour ainsi dire rien. Il y a en gros trois univers qui entrent en contact via une histoire de cassette vidéo létale utilisée comme outil terroriste mais chaque univers est en lui-même tellement plein de trucs, enfin de quoi, on ne sait pas trop, mais bon, si bien qu'à la page 600 on se rend en un coup compte qu'il ne s'est toujours rien passé  et puis autour de la page 900, un sursaut, deux trois trucs se passent (?), on croit même qu'il y aura un genre de dénouement et là, hop, on repart sur une histoire qui n'a pas grand chose à voir avec l'intrigue et qui ne concerne même pas un personnage principal (enfin, disons qu'il n'est pas SI principal que ça). Bref, c'est UN PEU frustrant, surtout si on aime les résolutions avec des bisous à la fin.

L'essentiel est dans la circonvolution, la digression - à la limite, le livre tout entier n'est qu'une immense digression, e.g. les 200 notes de bas de page ajoutées à la fin du livre (il faudrait qu'on parle des notes de bas de page, mais ce serait plus mieux de le faire en note de bas de page et ce n'est pas possible ici). L'autre "très gros livre américain postmoderne" (ou T.G.L.A.P.M.) auquel j'ai pensé en lisant, c'est The gravity rainbow parce qu'il semble toujours échapper à ce qu'il raconte. Pynchon est mille fois plus complexe (suffit de voir le graphe des personnages de Gravity), mais paradoxalement plus simple à lire parce que ultra construit, obsessionnellement crafté avec une rigueur digne d'Hannibal. Face à ça, Infinite Jest ressemble à un truc complètement difforme, sorte de livre-freak, avec des bouts de corps greffés à la nimp, un truc potentiellement radioactif bricolé sur la table de cuisine poisseuse d'un Franstein/Rain Man de trailer park.

La difformité est d'ailleurs le sujet central du texte et c'est quelque chose qui se branche sur tout le reste: le divertissement, l'amour parental, la création, la dépendance, la faille intérieure, enfin littéralement l'idée d'être cassé; c'est aussi une idée qu'on retrouve dans d'autres textes de David Foster Wallace, dont un truc absolument superbe The nature of the fun, un petit morceau sur le métier d'écrivain, dans lequel il déroule une métaphore assez géniale (piquée à DeLillo, aussi sur ma liste de T.G.L.A.P.M) d'un livre en progrès ressemblant à un enfant handicapé plutôt dégueulasse, "hideously defective, hydrocephalic and noseless and flipper-armed and incontinent and retarded and dribbling cerebrospinal fluid out of its mouth", qui se traîne partout derrière son écrivain. Il est dégueu, mais on l'aime parce qu'on l'a fait et qu'on est donc en partie responsable de sa hideur qui est d'ailleurs la garantie qu'on l'aimera toujours. C'est bien tordu et c'est ça qui est bon.

Et c'est ce qui fait d'Infinite Jest un récit complètement addictif, une sorte d'apnée dans les entrailles d'un blob gluant et mou de phrases méandreuses qui foutraient la honte à Proust, dans un style à la limite de l'autopsie clinique d'un monstre humain, sorte de téralogie de l'intérieur qui est pourtant l'envers d'une certitude, d'une conviction plutôt, qui fait de Foster Wallace un putain d'optimiste, c'est que cette protubérance estropiée et rachitique que nous sommes ça veut dire aussi au fond que nous sommes réellement humains.
Hal, who's empty but not dumb, theorizes privately that what passes for hip cynical transcendence of sentiment is really some kind of fear of being really human, since to be really human (at least as he conceptualizes it) is probably to be unavoidably sentimental and naive and goo-prone and generally pathetic, is to be in some basic interior way forever infantile, some sort of not-quite-right-looking infant dragging itself anaclitically around the map, with some big wet eyes and froggy-soft  skin, huge skull, gooey drool.
Infinite Jest, pp.694-695

Infinite Jest, David Foster Wallace, 1996
The Nature of the Fun, in Both flesh and not, 2012 

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