vendredi 5 février 2016

Smart is sexy: draguer avec les philosophes.

Un des trucs qu'on découvre en prenant de l'âge, c'est qu'il est moins évident de choper avec le temps: si à 20 ans on se saute dessus les uns les autres en laissant nos hormones faire le travail, après 30 ans, la drague devient une activité, un truc travaillé, voire compliqué pour certains. Il n'est plus suffisant de s'enfiler trois shots et de mettre sa langue dans le premier gosier venu, non, une part pas insignifiante du processus de séduction est à présent dévolue à la conversation.

Ouille.

Mais si vous faites partie des bienheureux qui ont passé une partie de leur belle jeunesse enfermés dans une chambre de bonne serbe à essayer de comprendre l'analyse lacanienne de la topologie bourbakienne, votre temps est venu. Vous avez probablement laissé passer un nombre affolant de parties de jambes en l'air, mais vous vous êtes aussi évité pas mal de coups pouilleux. Et vous vous retrouvez aujourd'hui plein d'une connaissance totalement, inutile (une thèse à moitié écrite, un article dans une revue yougoslave surréaliste, une exposition conceptuelle à Skopje), absolument invalorisable sur le plan professionnel et finalement peu utilisable en ce qui concerne les problèmes de la vie - difficile de réparer une ampoule avec La philosophie des formes symboliques. Par contre, vous êtes carrément sur les starting-blocks en ce qui concerne la drague, puisque vous êtes capable de parler d'un tas de trucs intelligents avec un naturel qui désarmerait le plus fervent fan du Standard. 

Cependant, attention! Si on peut parler de n'importe quoi à n'importe qui (et vice-versa), il y a une certaine gradation à respecter en ce qui concerne les philosophes: vous êtes tentée, face à ce bel inconnu que vous venez de rencontrer, de vous lancer dans une critique en règle du Tractatus - malheureuse! Surtout pas! À chaque étape son penseur.

Stade 1: le philosophe light.
Pour commencer, toujours un truc un peu soft, type Rancière, ou Agamben par exemple. Perso, j'utilise beaucoup Žižek, qui fonctionne très bien: il permet de parler d'un nombre assez vaste de sujets - des attentats aux films de Lynch en passant par la philosophie Starbuck - , si vous êtes douée en imitation, vous pouvez faire des blagues sur sa prononciation rigolote et ça vous permet de faire votre pétasse slave en corrigeant la prononciation - on ne dit effectivement pas [zizek] comme [zizi], mais bien [jijek] comme [joujou]. Si comme moi vous affectionnez les architectes - qui sont un peu comme des artistes, mais avec des sous - rabattez-vous sur Augé: il y a du léger et du plus lourd, des concepts applicables à pas mal de choses et c'est un hit en terme de philosophie de l'urbanisme (= vous êtes moderne, urbaine mais pas bécasse. Compte double si votre architecte est flamand).

exemple: "Le piétonnier, en fait, si tu le vois du point de vue d'Augé c'est une tentative de se réapproprier la ville, on va dire, anthropologiquement, mais le problème, c'est que c'est fait avec une tendance patrimonialo-touristique qui annule complètement la démarche"

Stade 2: Foucault
Ne pas en parler, c'est péché. Foucault est un peu le Barack Obama de la philosophie: il est frais, tout le monde le kiffe, il fait pas sa pétasse et reste relativement accessible, et, tel un couteau suisse, il sert à tout et n'importe quoi. Avec un peu d'entraînement, vous pouvez le placer partout: société de surveillance, discipline scolaire, néo-libéralisme, origines politiques de l'Europe ou statuts juridiques des hermaphrodites au 18e siècle - il existe d'ailleurs probablement quelque part un livre de cuisine foucaldienne avec des pures recettes généalogiques.

exemple: "Mais tu sais qu'en fait, quand tu relis Foucault, l'individualisme moderne, c'est surtout parti d'une tentative de contrôler la population? C'est fou, non, quand on y pense, parce que le contrôle, aujourd'hui, on pense que c'est ce qui empêche l'épanouissement personnel, alors qu'en fait..."

Stade 3: le philosophe hard
Si votre proie rechigne encore, lancez-vous dans du solide. Deleuze par exemple, si vous êtes face à un cinéphile. Naïvement, il vous parlera de l'image-temps en ayant l'impression d'avoir compris un truc. Acquiescez. Puis parlez-lui de Différence et répétition. Au besoin, sortez votre Logique du sens. Finissez avec un extrait de l'abécédaire et le petiot est cuit.

exemple: "Ben tu vois, j'ai longtemps rien compris à Deleuze, c'était un peu freestyle pour moi, mais quand j'ai lu Différence, mais genre épiphanie! C'est un philosophe avec des bases, mais de fou en fait, tu vois, la relecture de Nietzsche, la structure de l'Événement, enfin tout ça quoi."

À utiliser avec précaution:
- Nietzsche: évitez si vous êtes un peu emo, un peu dark avec des marques de scarification sur les poignets (=  vous prenez le suicide philosophique trop au sérieux) À l'opposé, si vous êtes girly pop et que tout ce que vous connaissez de Nietzsche, c'est la citation qui a inspiré Kelly Clarkson, abstenez-vous également (= vous êtes une cagole ontologique à faux ongles). Sinon, impeccable (= vous êtes nihiliste, mais pas chiante)
- Castoriadis: toujours génial, surtout avec un mec de gauche (voire gauche de la gauche). Mais casse-gueule si vous confondez Platon et Aristote et que le seul mot grec que vous connaissez est "salakis-au-bon-lait-de-brebiss". 
- Merleau-Ponty: fascinant, mais un peu relou, sauf si vous lui parlez du paradoxe touché/touchant (= vous lui touchez la main, le bras, le chibre pour illustrer votre propos)

Stade 4: Lacan
À n'utiliser qu'en cas d'urgence absolue. À ce stade, il est normalement bientôt 3h du mat', vous entamez votre sixième Duvel et vous commencez à avoir faim. Vous avez l'impression de vous être égarée dans des discussions à n'en plus finir sur la réforme de l'orthographe et l'avenir du piétonnier. Lacan est indiqué dans ce cas-ci pour deux raisons: premièrement, vous êtes suffisamment torchée pour faire des phrases kilométriques qui ne se terminent jamais et auxquelles personne (y compris vous) ne comprend rien, mais qui ont l'air fulgurantes d'intelligence. Deuxièmement, ça vous permet de placer les mots "désir" "objet" et "sujet" à moult reprises et dans maintes locutions - ce qui devrait finir par faire tilt dans le subconscient de votre victime ( objet sujet désir = toi moi baiser). Technique utilisée et infaillible: au bout de 5', vous devriez être parvenue à vos fins. J'aime à penser que c'est cette débauche d'esprit qui finit par abattre la bête, mais on m'a un jour suggéré que c'était tout simplement parce que c'est tellement chiant que l’intéressé n'a qu'une chose en tête - vous faire taire (et quoi de plus efficace pour cela que de vous fourrer sa langue dans la bouche?).

exemple: " Non, parce que ce qui est fascinant, dans cette histoire, c'est toute l’ambiguïté structurale du désir qui est contenue dans l'expression "désir de l'Autre". Parce que c'est à la fois de l'Autre, mais aussi de l'Autre, dans le sens du génitif objectif. Tu vois?"

Que faire si: il vous parle (en bien) d'Onfray. Fuyez. Vous n'avez pas envie de vous réveiller à côté de cet individu, croyez-moi.

La semaine prochaine, nous nous pencherons sur le sujet épineux des vacances: que faire de votre deleuzien pendant l'été, avec notre sélection des meilleures garderies déconstructionnistes de la Côte.

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