mardi 18 août 2015

Mangez-moi, mangez-moi, mangez-moi! Ne me mangez pas, ne me mangez pas, ne me mangez pas!

En lisant récemment un article sur la culture fooding, je me suis mise à me poser des questions: j'étais par ailleurs en vacances dans un lieu magique qui comprenait, ô joie, une télévision avec le câble. J'ai donc pu constater que moi aussi, j'étais capable de passer des heures difficile à justifier à regarder un jeune-cool expliquer la recette de la choucroute 2.0 en teuton. A partir du moment où MTV décline le concept de l'émission culinaire au format étudiants attardés en pleine fringale de shit, on est en droit d'avoir un peu peur - surtout quand on s'aperçoit qu'on vient de passer la bonne partie d'une heure de liberté à s'imploser les neurones devant ce truc innommable. Entre ça et les food trucks qui prolifèrent comme les cafards de la piscine d'Ixelles, les rayons de supermarché dignes d'une bibliothèque borgésienne et une nouvelle néo-langue culinaro-boulshite dont l'inanité n'a d'égale que la prétention: wtf?

The fuck, c'est une espèce d'utilisation bien tordue du surmoi par un système capitaliste aussi fier de lui qu'un prépubère qui découvre sa main droite. Le surmoi est défini comme l'instance de régulation du psychisme: c'est à dire qu'en gros, quand vous monte une subite envie d'enfoncer délicatement vos deux pouces dans les yeux de votre contrôleur onem jusqu'à ce que ça fasse pop, le surmoi intervient "Désolée (mon surmoi est une meuf) mon grand, ça va pas être possible. Non seulement c'est interdit, mais en plus, ça va certainement être beaucoup plus crade que ce que t'imagines et pour une fois que t'as un chemisier propre, bon, hein...". Mais il y a autre chose, qui est nettement moins connu, c'est que le surmoi est aussi cet enculé qui nous encourage, cette petite voix qui nous souffle "just do it" - c'est ce qu'on appelle l'injonction surmoïque obscène. On a donc une instance qui nous ordonne de jouir tout en l'interdisant - une vraie saloperie.

Un excellent exemple de ce type de fonctionnement est la publicité alimentaire qui nous dit "Salut! Achète moi! Mais ne consomme pas trop-gras-trop-sucré-trop-salé! Ce que je suis! Mais achète moi quand même!" A ce stade de contradiction, l'insouciant consommateur des 60's qui avalait son demi-litron de coca au réveil pour faire passer ses 10 tranches de bacon est réduit à l'état de petite chose fragile et tremblotante qui ne sait plus quoi faire. Heureusement, il y a Findus! Et face à une jouissance rendue aussi complexe, on se met à déployer des stratégies de Sioux hystériques qui nous permettent de jouir (un peu quand même) mais jamais de façon trop frontale: ritualisation, intellectualisation, déplacement sur les objets... On finit par passer plus de temps à parler, à expliquer, à thésauriser la bouffe qu'à grailler ( parce que c'est sale!).

Ça ressemble parfois à du fétichisme, parce que c'en est. D'une logique où la nourriture avait soit une valeur réelle (nutritive) soit une valeur sociale - et dans ces deux cas, la complexité de la nourriture n'est pas vraiment pertinente - on passe à une logique dans laquelle la ripaille vaut en elle-même et par elle-même. Ceux qui ont bien rempli leur cahier de vacances du petit Marxiste à la plage (supplément gratuit avec le Pif de juillet) ont bien évidemment reconnu le concept de fétichisation de la marchandise. La becquetance cesse d'avoir une valeur utilitaire, elle se charge d'un ensemble de significations sociales, de façons de se positionner dans la société qui en font un marché bien juteux. 

J'aime la candeur, et penser qu'on est dans un univers de fooding parce que le gens ont envie de manger mieux, diversifié, parce que le peuple est devenu curieux, aventureux, original, c'est mignon, mais la vérité c'est que si, aux gens qui disaient "Nous voulons consommer différemment", le marché alimentaire n'avait pas répondu "Ha ben ça ça tombe bien alors, on cherche justement à vous vendre de la merde différemment", on ne se retrouverait pas à passer une heure au rayon pain à se demander quelle est la différence entre le grand et le petit épeautre. 

Le capitalisme n'est pas intelligent, mais il est malin, il a bien compris que la diversification du marché alimentaire passerait par une fétichisation de l'aliment, et a largement réussi son coup en faisant nous faisant croire qu'on est trop cool quand on cuisine du quinoa (qui a fait 10000 km en avion) plutôt que des bêtes lentilles, qu'on a une conscience quand on achète du vin chilien (qui a probablement pris le même avion que le quinoa, c'est plus écolo) et qu'on a une vie plus intéressante quand on possède du poivre noir ramassé sur les flancs du mont Ararat par des chèvres géorgiennes. 

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